Modernes sans modernité (éloge des mondes sans style), 127 pages.
Éditions Lignes
Autour de l'ouvrage :
Entretien avec Emmanuel Moreira, La vie manifeste.com
À la phrase fameuse de B. Latour – suivant laquelle « nous n’avons jamais été modernes » –, Pierre-Damien Huyghe, rappelant la parenté lexicale entre « modernisation » et « modification », oppose l’idée que nous avons au contraire toujours été modernes, car les humains, faits pour vivre de techniques, inventent sans cesse et peuvent ainsi indéfiniment toucher à leurs conditions de vie.
Ce livre est issu d’un séminaire conduit par l’auteur au Centre Pompidou à la demande de Bernard Stiegler en 2005-2006 et qui avait pour propos, une trentaine d’années après l’ouverture d’un Centre initialement voué à la « création industrielle » de faire le point sur cette vocation initiale et sur le rapport aux modernes et à la modernité qui l’avait soutenue. Nombre de propositions développées entre-temps se sont formées contestant la validité des conceptions de l’époque. L’innovation a pris la place de la création industrielle, l’idée de société ou d’économie postindustrielle a paru acceptable et la notion de postmodernisme ou de postmodernité est devenue une référence quasi obligée. Sans vouloir en aucune façon revenir trente ans en arrière ni soutenir la conception « moderne » qui a pu être celle du président Pompidou, le présent ouvrage propose une réflexion critique sur l’évolution du vocabulaire dominant relatif à la « modernité ». Son objet est de discuter quelques-uns des fondements théoriques et méthodologiques des pensées qui ont conduit à considérer comme dépassée cette notion, en particulier celles d’Ulrich Beck en Allemagne, de Bruno Latour en France, de Fredric Jameson aux États-Unis et, à un moindre degré, de la récente École d’économie de Paris. À la phrase fameuse de B. Latour – suivant laquelle « nous n’avons jamais été modernes » –, Pierre-Damien Huyghe, rappelant la parenté lexicale entre « modernisation » et « modification », oppose l’idée que nous avons au contraire toujours été modernes, car les humains, faits pour vivre de techniques, inventent sans cesse et peuvent ainsi indéfiniment toucher à leurs conditions de vie. La question, à partir de laquelle se construit, dans Modernes sans modernité, la critique des usages de la notion de postmodernité, particulièrement celui qu’en fait Fredric Jameson, auquel est consacré le dernier chapitre, est celle de savoir dans quelles conditions la représentation de ces changements est pertinente.
Le plus souvent, on attend que, dans les représentations, du sens soit donné. Modernes sans modernité opère une critique de cette attente et pose que la « modernité », dont il rappelle la signification précise lors de l’introduction du mot dans la langue au XIXe siècle, a procédé d’une suspension des significations au profit de ce que l’auteur nomme ici des « aperçus ». Ces aperçus sont esthétiques. Ils ne visent pas d’abord l’inscription des phénomènes d’époque dans le symbolique, mais l’authentification de ces phénomènes. Il s’agit, lors de poussées techniques où se modifient les rapports à l’espace et au temps, et quitte à « manquer de style », de faire brèche dans les processus représentationnels pour découvrir les nouveaux matériaux de l’expressivité et les nouvelles formes de la perception. C’est ainsi que, pour Pierre-Damien Huyghe, la culture opère sa « mise à jour ».
En proposant de faire l’éloge « des » mondes dépourvus de style, celui-ci affirme, par le pluriel de l’expression, que la situation d’allure récente et contextualisée de perte des repères stylistiques est en fait récurrente. En se référant à diverses situations historiques, il établit qu’une forme de conscience est toujours liée aux œuvres et productions en mal de style. La « modernité » de Lessing opposée au néo-classicisme de David au XVIIIe siècle est l’une de ces situations ; la formation d’une idée d’architecture sans art chez Viollet-le Duc au XIXe siècle, une autre ; le passage à une peinture « sans objet » avec Kandinsky au XXe siècle, une troisième. Mais ce genre de questions n’est pas réservé au champ de l’art. Il concerne également des situations d’usage quotidien : le design (la modernité de la Citroën DS opposée au style d’autres automobiles), l’architecture (Beaubourg contre l’immeuble TF1 ou la Cité des sciences), la langue (l’écriture des écrans contre la forme « livre »), etc. L’auteur montre qu’à chaque fois, contrairement à l’idée répandue selon laquelle la modernité procède d’une table rase, se joue le sort d’une fidélité sans concession et d’un rapport sans illusion au passé.
La thèse, que résume le titre, Modernes sans modernité, est que l’éloignement si souvent revendiqué aujourd’hui de toute espèce de modernité relève d’un leurre. Des modernes sans modernité seraient des hommes décalés, en discordance, à la fois poussés dans un autre monde par les modifications effectives de leurs conditions et formes de vie, et retenus dans un autre par les fictions de leurs représentations.